Le trésor et la tiare
Le trésor et la tiare
Les événements qui se déroulèrent à Peñiscola après la mort de Benoît XIII sont particulièrement troubles et méconnus. Aucun témoignage direct n’a été conservé : il semble que les acteurs de cette période se soient appliqués à effacer les preuves de leurs forfaits. Les seuls écrits ayant miraculeusement échappé à la destruction sont ceux de Jean Carrier, qui ne fut certes pas un témoin oculaire des faits, mais qui, dès son arrivée à Peñiscola en décembre 1423, se livra à une enquête serrée dont il consigna les résultats dans deux ouvrages en latin […].
L’œuvre de Jean Carrier a été décriée jusqu’à nos jours par tous ceux qui se sont refusés à comprendre sa démarche et ses motivations. Ainsi, l’historien J. Goñi, au demeurant l’un des meilleurs connaisseurs de la prolongation du schisme en Espagne, qualifie de « très partial et suspect » le témoignage de Jean Carrier, tout en y puisant la matière des articles qu’il consacre aux principaux protagonistes dans le supplément au Diccionario de Historia eclesiastica de España, paru à Madrid en 1987.
En réalité, rien ne permet de mettre en doute le récit de Jean Carrier, qui s’inscrit parfaitement dans le cadre historique connu, comme la pièce manquante d’un puzzle : les dates que Jean Carrier nous fournit, les documents qu’il cite, les événements qu’il ra-conte s’avèrent rigoureusement exacts quand ils sont vérifiables. Pourquoi devrait-on douter de lui quand il apporte des informations inédites ? Bien plus, toute sa démarche apparaît sincère et désintéressée, comme on le verra par la suite. Jean Carrier n’avait rien à gagner pour lui-même dans ce combat perdu d’avance qui fut le sien. S’il n’avait été guidé que par son intérêt personnel, il se serait empressé de monnayer son rallie-ment, soit au nouvel élu de Peñiscola, soit au pape romain : il n’a emprunté aucune de ces deux voies. Nous nous efforcerons ultérieurement de cerner ses véritables motivations. Dès à présent, accordons-lui notre confiance et n’hésitons pas à nous référer à son témoignage pour esquisser le devenir du trésor pontifical.
Peñiscola, décembre 1422. Au terme de la neuvaine de prières, Benoît XIII est inhumé dans la chapelle pontificale du palais. Autour du pape défunt sont réunis tous les dignitaires de la curie, au premier rang desquels figurent les deux cardinaux aragonais récemment créés, Julien de Loba et Ximeno Dahe, le patriarche de Constantinople, l’évêque in partibus de Nicomédie (le Français Jean Benoît), ainsi que Rodrigo de Luna, neveu du pape et capitaine de la garde. De nombreux familiers de longue date sont présents, comme Barthélémy Bajuli, homme de confiance du pape, ou le notaire apostolique Antoine de Camps : l’un et l’autre, originaires du diocèse d’Elne, faisaient partie de l’expédition aragonaise envoyée en 1398 au secours de Benoît XIII, alors assiégé dans le Palais d’Avignon.
Combien sont-ils au total ? Une poignée comme on l’a prétendu ? Quelques dizaines ? En réalité bien davantage, car on a beaucoup minimisé l’importance de la curie de Peñiscola, que certains auteurs partiaux ou mal informés ont abusivement comparée à une cour d’opérette. Malgré les défections qui se sont succédées après le concile de Constance et sans doute aussi dans les mois qui ont précédé et suivi la mort de Benoît XIII, la forteresse de Peñiscola est loin d’être désertée : la lecture des inventaires de la bibliothèque dressés à partir de juin 1423 permet de recenser au bas mot une centaine de religieux aragonais, castillans, français et italiens, sans compter les soldats, au moins aussi nombreux. Par comparaison, aux plus belles heures de la papauté avignonnaise, l’effectif du Palais des Papes a rarement dépassé cinq cents clercs et laïcs. Qu’on puisse parler de forte régression, certes, mais pas d’effondrement : la papauté de Peñiscola conserve encore de beaux restes.
Parmi les absents, on relève cependant les deux cardinaux français. Dominique de Bonnefoi, informé de la mort du pape alors qu’il se trouvait en dehors du palais, ne rejoint la curie que le samedi des Quatre-Temps (19 décembre 1422), trop tard pour assister aux obsèques. Quant à Jean Carrier, il est toujours retranché dans le château de Tourène et ignore aussi bien sa propre élévation au rang de cardinal que la mort de Benoît XIII.
Que faire désormais ? Informer le monde chrétien de la mort du pape ? Prévenir et attendre Jean Carrier ? Entrer immédiatement en conclave ? Les trois cardinaux hésitent… Élire sans plus tarder un nouveau pape, ce serait satisfaire les dernières volontés de Benoît XIII, qui s’est reconstitué in extremis un collège à seule fin d’assurer sa suc-cession. Mais le roi d’Aragon, qui demeure le meilleur allié de la papauté de Peñiscola et le seul à pouvoir garantir la sécurité du futur pape, est alors absent, occupé à guerroyer dans le royaume de Naples, où le principal obstacle à ses entreprises n’est autre que le pontife romain Martin V. Quant à la reine Marie, régente en l’absence du roi, elle est pour sa part fermement hostile au parti de Benoît XIII et ne manquerait pas, si d’aventure elle apprenait son décès, de s’opposer par la force à l’élection de son successeur : elle se ferait un malin plaisir de contrecarrer les desseins de son époux, dont elle ne supporte plus les frasques depuis qu’il l’a trompée avec sa servante, Marguerite Hijar, qu’elle a d’ailleurs fait étrangler.
Aussi les cardinaux prennent-ils le parti d’informer le roi – et lui seul – de la mort de Benoît XIII et de surseoir à l’élection tant qu’ils n’auront pas reçu les instructions de leur protecteur. Dans cette attente, ils font croire à la survie du pape et agissent en son nom. Les jours passent… Les semaines passent… La réponse du roi tarde à venir… Le trésor est là… Les esprits se brouillent…
Laissons la parole à Jean Carrier :
« Les cardinaux […] cachèrent également [la mort de Benoît XIII] à tous les catholiques résidant dans la curie et aux autres, à part un petit nombre, depuis le jour dit, avant-dernier de novembre [1422], jusqu’au 23 du mois de mai suivant, et au-delà jusque vers le 7 juillet.
« Durant cette période, les biens de l’Eglise ne furent pas administrés par le camérier du Siège apostolique (ou par celui remplissant sa fonction), ni par la main de la Chambre (ou par quelque recteur ou régent de celle-ci) : pire encore, les cardinaux s’immiscèrent, de leur propre autorité, dans l’administration et le gouvernement des biens, tant ceux ayant jadis appartenu au seigneur Benoît que ceux de l’Église, s’emparant et prenant possession de très nombreux biens de ladite Église et du seigneur Benoît et se les partageant entre eux : entre autres des monnaies d’or et d’argent, des anneaux avec des pierres précieuses, des reliques de la Sainte Croix et des saints, des calices d’or et d’argent et d’autres vases en argent et en or, mais aussi des châsses, divers livres de diverses facultés, des ornements, des parures de la Chambre fortifiée, diverses pièces de vaisselle et beaucoup d’autres biens non moins précieux, bien plus, de grande valeur. »
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